Galanthus Nivalis : 9 Novembre
9 novembre
L'air était silencieux, comme si le monde alentour était dans l'expectative de quelque chose qui allait arriver. La nature semblait retenir son souffle, et le manque d'oiseaux ne faisait rien pour démentir cette impression. Le soleil, haut dans le ciel, peinait lamentablement à passer à travers les nuages. La température ambiante était fraîche et la neige n'allait pas tarder à tomber.
Un long sifflement retentit soudain et une bourrasque fit s'envoler les feuilles mortes du chemin qui tournoyèrent en mini tornade avant de s'écraser quelques mètres plus loin. Le hurlement lancinant du vent fut recouvert par un bruit de moteur se rapprochant. Un pick-up noir vint s'arrêter sur le chemin de terre, faisant crisser les cailloux, perturbant le calme ambiant. Le contact fut vite stoppé et le silence reprit ses droits un instant. Le véhicule n'aurait pu aller plus loin, car le sentier devenait trop étroit et touffu.
La portière conducteur s'ouvrit et des rangers se posèrent sur le sol, dont le tapis d'automne craqua alors que les feuilles mortes glacées se brisaient. Des mains fines récupérèrent des gants sur le siège passager et les enfilèrent. La portière claqua tandis que la grande silhouette avançait de quelques pas, humant l'air et semblant se repérer. Les clefs cliquetèrent un instant avant de trouver place dans une poche du pantalon d'uniforme de garde forestier. Des yeux bleu-ciel trouvèrent rapidement ce qu'ils cherchaient : un mince filet de fumée blanche qui s'élevait au dessus des arbres, taquinant la chiche lueur d'un soleil encore très jeune.
La jeune femme se mit en route sitôt sa destination trouvée, attentive à la forêt alentour. Sa démarche était rapide et silencieuse, presque féline, tandis que ses pieds semblaient éviter d'eux-mêmes tout obstacle qui aurait pu bruisser sur son chemin.
Frédérique était la garde-chasse de ce coin reculé d'Auvergne. Elle ne s'en plaignait pas, l'endroit était relativement peu fréquenté, hormis pour les grandes vacances, et même alors le tourisme boudait la région. Seuls quelques passionnés de nature y avaient leur résidence secondaire. Le fait d'ailleurs que quelqu'un ait choisi d'y faire une halte ce moment même était étonnant, alors que la neige était prévue et risquait de piéger les visiteurs. Insouciants !
Elle avait remarqué la présence de l'intrus la veille au soir quand la fumée s'était bien détachée sur le ciel qui s'assombrissait. Il devait s'agir très certainement d'une bande de jeunes qui avaient décidé de venir faire un peu de camping sauvage, histoire de passer des vacances et du bon temps gratuitement. Frédérique pouvait comprendre ça, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle elle n'était pas venue déranger ces importuns alors. Elle aurait même très certainement pu ne pas y aller du tout ce matin là, les laisser faire leur affaire et s'en aller quand ils en auraient fini, cela lui aurait épargné un déplacement... Mais les rares fois où elle s'était montrée aussi indulgente, elle avait peiné à retrouver la clairière dans la déchetterie qu'on lui avait offerte, et elle avait dû se coltiner les détritus à ramasser.
La prospérité et l'absence de pollution dans la circonscription que l'ONF lui avait attribué à l'occasion de sa reconversion était sa priorité, et le meilleur moyen de l'assurer était de surveiller elle même les départs. C'était bien ce qu'elle s'apprêtait à faire.
De plus, le temps s'étant brusquement refroidi depuis quelques semaines, son rôle était aussi de s'assurer que personne n'était en danger. Il lui était déjà arrivé de retrouver des randonneurs qui étaient venus à pied, s'étaient blessés, et se retrouvaient soulagés de la voir apparaître car les portables passaient très rarement dans les montagnes. S'il arrivait quoi que ce soit à quelqu'un dans sa zone de surveillance, elle s'en tiendrait pour personnellement responsable.
Avec la neige qui menaçait, ils avaient intérêt à repartir vite, ou Frédérique serait contrainte de les ramener en scooter des neiges jusqu'à la Besseyre, voire même si le temps se gâte prématurément, jusqu'à Saugues en conservant leur voiture, et ça, ça ne l'emballait vraiment pas.
Frédérique sourit en humant l'air glacé, le laissant s'infiltrer dans ses poumons. Avec un peu de chance, l'un de ces imprudents n'était pas assez couvert et attraperait une bonne angine. Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas les touristes et vacanciers, après tout, ils participaient un peu à l'économie des villes et villages environnants... Seulement comme pour beaucoup de ses compatriotes, se moquer des habitants des grandes villes était un bon passe temps.
Frédérique arriva enfin en vue de la clairière et s'arrêta, étonnée.
Il n'y avait aucune tente dressée fièrement, comme elle s'attendait à en trouver. L'endroit semblait même désert. Était-elle arrivée trop tard ? Cela expliquerait l'absence de véhicule sur le chemin, mais les importuns auraient très bien pu venir à pied, le goût de l'aventure pourquoi pas, malgré le temps. La garde-chasse évita de jurer. S'ils étaient à pied, en tout cas, ça voulait dire qu'elle devrait les ramener elle même, car ils n'auraient jamais le temps de rejoindre un quelconque village avant que la région ne revête son épais manteau d'hiver.
Dans tous les cas si les campeurs étaient partis, leur passage ne passait pas inaperçu, ils avaient laissé un sacré bazar éparpillé au gré des vents sur la mousse déjà cristallisée. Frédérique s'approcha des braises encore chaudes de ce qui restait du feu allumé la veille, dont le mince filet de fumée ne devait plus être très visible de chez elle. Non loin de ce vestige récent de trace humaine, étaient empilées des branches mortes, qui devaient être destinées à alimenter cette unique source de chaleur mais qui par manque de temps probablement y avaient échappé.
Le garde forestier grommela en ramassant une boite de biscuits non encore entamée qui traînait à ses pieds. Elle aperçut bientôt plusieurs autres vestiges de repas ça et là aux alentours du feu. L'agent fronça les sourcils. Les visiteurs étaient fréquemment sans gêne, mais pas à ce point gaspilleurs ! C'était comme si le ciel avait largué ces denrées juste ici. Frédérique ramassa ce qu'elle put et le mit dans ses poches. Elle n'y toucherait pas, mais pas la peine de laisser pourrir ça ici.
Elle se dirigea ensuite vers l'amas de couvertures posé dangereusement près du feu. Il tenait du miracle que les tissus n'aient pas flambé du fait du vent fort qui aurait pu les rapprocher des flammes. Là encore, laisser ça sur place ne tenait d'aucune logique si l'on ne comptait pas revenir. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas avoir laissé les tentes ? Ce désordre était simplement sans queue ni tête ! La grande fonctionnaire eut un sursaut en touchant la première couverture. Il y avait quelque chose dessous... ou plutôt quelqu'un.
Frédérique souleva doucement la couverture tout en se portant aussi loin que possible, réminiscence de gestuelle de protection : quoi que ce fut dessous, elle ne voulait pas le surprendre ou lui faire peur, mais elle voulait parer toute éventualité. Elle émergea ainsi une jeune fille, à peine sortie de l'enfance semblait-il. Elle dégagea ses longs cheveux blonds entremêlés de nœuds pour découvrir un visage fin et maigre. Jetant un coup d'œil sur ses vêtements, la garde forestier en déduisit qu'elle devait être frigorifiée, car le tas de vieux habits chiffonnés et loqueteux qu'elle portait ne devaient en rien la protéger, surtout pour passer une nuit dehors au milieu des bois. Elle s'agenouilla et posa sa main sur la joue de la jeune fille. Sa peau était froide et moite, et la grande femme eut un peu peur qu'elle ne soit morte, glacée par la rosée et l'air hivernal. Elle descendit sur le cou de l'infortunée pour trouver son pouls. Celui-ci battait faiblement, mais il battait et c'était l'essentiel !
Frédérique réfléchissait à toute vitesse, faire venir un médecin ou une ambulance ici serait très difficile car les petits chemins étaient très peu connus, même des GPS, et impossible de poser un hélicoptère dans les environs. De toute façon, elle n'avait ici aucun réseau. Elle passa ses bras sous les jambes et les épaules de la gamine et la souleva, la portant jusqu'à son pick-up.
Elle prit une couverture de survie qu'elle conservait dans son coffre et l'emmitoufla avant de l'allonger en position latérale de sécurité à l'arrière. Le froid l'anesthésiant, la jeune fille n'avait même pas dû sentir le changement d'environnement, mais l'inconscience en cas d'hypothermie était plutôt banale. Essayant de reléguer en arrière plan la pensée parasite et douloureuse que si elle s'était rendue sur les lieux la veille au soir en voyant la fumée, elle n'en serait pas là, elle se mit au volant et démarra, filant à travers les bois pour rejoindre son chalet. A peine avait elle démarré, que la neige se mit à tomber, au moins deux heures avant les prévisions de Frédérique.
La garde forestier étendit le corps inerte sur son canapé, toujours emmitouflé dans la couverture. Elle le déshabilla rapidement pour éviter que ses vêtements détrempés ne lui fassent prendre encore plus froid, et les étendit. Elle la sécha doucement sans frotter pour réguler au mieux sa température corporelle sans accélérer la circulation de son sang, ce qui pouvait alors lui être fatal. Elle se souvenait que l'hypothermie se soigne doucement. Elle étendit ensuite sur elle une nouvelle couverture de laine avant de la ré-emmitoufler dans la couverture de survie, s'assura qu'elle était bien installée en PLS avant de filer vers le téléphone pour appeler le docteur le plus proche, Hervé Bennoux. Il était à la retraite, mais exerçait toujours en cas d'urgence dans les environs, car le coin était trop reculé pour trouver un autre médecin compétent aussi rapidement. Les déserts de France comme celui là n'attiraient que trop rarement les hommes de l'art.
Le vieux bonhomme arriva au chalet alors que 10h n'allait pas tarder à sonner. Frédérique l'aimait bien cet homme, grand père trois fois, les cheveux gris aux petites lunettes en demie lune. Sa petite taille en faisait un homme frêle d'apparence, tandis qu'il était toujours impeccable dans sa tenue. Il faisait plus homme de ville que de campagne, mais s'il lui arrivait de mettre les mains dans le lisier, son maintien ne le laissait pas présager.
Ce que la garde forestier aimait également chez lui, c'était son calme à toute épreuve. C'était un homme méticuleux qui aimait son boulot, et qui surtout, ne se perdait pas en bavardages inutiles. Un signe de tête lui suffisait souvent à se faire comprendre et cela plaisait grandement à Frédérique dont la loquacité n'était pas le fort.
Le docteur entra dans le chalet dont la garde forestier avait ouvert la porte en entendant la petite citadine deux portes hybride qui avait dû être gris métallisé un jour. Il salua rapidement son hôtesse avant de s'approcher de la gamine et de s'accroupir pour l'ausculter en bonne et due forme.
Frédérique lui proposa un café qu'il accepta avec plaisir d'un hochement de tête, la main posée sur le bras de sa nouvelle patiente. Il lui prit la tension et fit d'autres analyses que la garde forestier ne regarda pas, apportant seulement la boisson proposée et se postant devant la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine.
Il se releva enfin après un petit moment.
- « Elle est en hypothermie très avancée. Il va falloir y aller progressivement. Si ça fait déjà plus d'une heure qu'elle se réchauffe, c'est que son cas devait être très grave, tu es arrivée au bon moment. »
Il se releva et gratifia la garde qui l'observait fixement d'un sourire réconfortant.
- « Elle dort encore mais c'est normal, ses jours ne sont pas en danger. Il lui faudrait quelque chose de tiède à boire pour la réchauffer aussi de l'intérieur... »
Il fit un petit clin d’œil :
- « Et de sucré, vu comme elle est épaisse, ça ne lui fera pas de mal. Tu as du chocolat chaud ? »
Frédérique hocha vaguement la tête et se rendit en direction de la cuisine, ne s'arrêtant pas quand une voix l'interpella.
- « Tiède surtout, n'est-ce pas, pas trop chaud, on va éviter le choc thermique ! »
Il enserra la tête blonde dans une serviette sèche avant de marmonner :
- « Par contre, il faudra chauffer un peu plus la pièce. »
Près d'un mètre quatre-vingt de méfiance réapparut dans l'encadrement de la porte.
- « Elle ne va pas rester là ? »
Le docteur se rapprocha et lui posa une main amicale sur l'épaule.
- « Ce serait trop long pour aller à l'hôpital et dangereux pour elle de surcroît. On va la laisser dans la couverture chauffante, elle devrait être rétablie d'ici sept heures vu sa température. Je vais d'ailleurs te laisser un sédatif, pour si elle venait à se réveiller avant et cherchait à trop bouger. Elle voudrait se lever, et ça serait trop dangereux, il lui faudra beaucoup de repos. Je n'ose le lui donner maintenant dans son état, ça pourrait être mauvais. »
Frédérique lui lança une boite d'allumettes avant d'ajouter.
- « Elle ne va pas rester ici n'est-ce pas ? »
Le vieil homme s'approcha de la cheminée. Son absence de réponse convainquit la jeune femme qui poussa un profond soupir avant de retourner à son chocolat.
L'érudit s'escrima un moment avant que de jolies flammes montent haut dans le conduit.
L'agent revint bientôt avec une tasse pleine et la tendit au médecin.
- « La PLS n'est pas tellement nécessaire pour son cas, elle est seulement endormie et engourdie par le froid. Redresse la légèrement, que ça soit plus pratique, mais pas trop. Une position debout est à éviter pour que le sang circule plus facilement sans que le cœur force trop. »
La garde forestier obéit docilement et se plaça derrière la jeune fille, lui tenant le buste dans une position un peu surélevée. D'une main, elle lui ouvrit la bouche, et Hervé versa doucement une gorgée du liquide dans le gosier.
La jeune fille ne fit sur le coup aucun mouvement autre que crachoter et le chocolat fut avalé rapidement. Le docteur répéta la manœuvre plusieurs fois, avant que la patiente ne semble esquisser un début de réveil. Elle remua un peu, toussant et gesticulant faiblement pour échapper à la prise de la grande femme, mais avalant tout de même. Son corps se détendit contre celui puissant de la garde forestier tandis qu'elle replongeait de plus belle dans le pays des rêves.
Le docteur Bennoux se redressa.
- « Il faudra lui en redonner. Plus tard, quand elle se réveillera. Ne lésine pas sur la dose de chocolat. Elle ne m'a pas l'air bien costaud, cette gamine ne doit pas manger beaucoup et elle manque de glucides. »
La grande brune se dégagea doucement pour faire fondre un peu de chocolat et le médecin la suivit.
- « Où l'as-tu trouvée ?
- Dans une clairière, seule, sans tente ni rien. »
Hervé hocha la tête, plus pour lui même que pour son interlocutrice.
- « Il faudrait savoir qui elle est, où sont ses affaires ? »
La grande femme lui désigna le salon où elle avait étendu les couvertures miteuses et les vêtements de la gamine pour qu'ils sèchent.
Le vieil homme acquiesça.
- « Je te laisse t'en occuper, je ne peux pas tarder plus, sinon je ne pourrais jamais repartir avec ce qui tombe. Tu vas devoir t'en charger seule. C'est sûr qu'elle aurait été mieux à l’hôpital, mais le temps qu'ils viennent la chercher, elle sera sûrement sur pied... s'il parviennent jusque ici pour la récupérer. Tu vas devoir jouer les infirmières, je suis sûr que tu adores ça ! »
Frédérique leva un sourcil d'indignation et le docteur sourit. Voilà qui allait la changer. D'ici qu'elle puisse s'en débarrasser, il faudrait peut être prier que la taciturne garde-chasse n'exécute pas elle même sa protégée.
- « N'hésite pas à m'appeler, je sais que pour les médicaments, tu as de tout. Tu vas t'en sortir et te débrouiller comme un chef, j'en suis sûr et certain. »
La jeune femme grogna pour la forme, avant de lui enjoindre de conduire prudemment, devant les bourrasques de neige qui s'abattaient désormais.
Après son départ, Frédérique alla chercher les affaires de la petite et les ramena dans la cuisine. Elle fouilla un peu les poches et sortit ce qu'elle y trouva, afin d'avoir une meilleure idée de l'identité de celle qui squattait son canapé.
A coté des papiers d'emballage de biscuits et diverses cochonneries qui traînaient au fond des ouvertures au plus profond de ses vêtements, elle découvrit un porte-feuille, un vieux modèle de portable et une boite d'allumettes.
La garde forestier saisit d'abord la petite pièce de cuir et la retourna dans tous les sens pour l'observer. Elle était un peu abîmée, mais au vu de tout le reste, en un état miraculeusement bon. Elle l'ouvrit rapidement et sans hésiter, rattrapant dans le même temps une feuille volante qui s'en échappait.
La retenant entre l'index et le majeur, elle la retourna, dévoilant une vieille photo datant manifestement d'une dizaine d'années. La date avait dû être inscrite au revers, mais elle était désormais illisible.
Le cadrage représentait le portrait d'un jeune garçon, un adolescent d'environ 15 ans, aux cheveux châtains clairs et aux yeux clairs, dont le visage était parsemé de tâches de rousseur.
Frédérique abandonna la photo sur la table et rouvrit le porte-feuille laissé en plan quelques instants plus tôt. Elle découvrit quelques piécettes de bronze, rien qui ne permette de vivre bien longtemps. Le compartiment des billets était simplement vide, hormis un morceau de feuille dont l'humidité avait effacé là également toute trace d'écriture. Il ressemblait désormais plus à du papier mâché qu'à autre chose.
Elle sortit enfin un papier plastifié qui avait manifestement beaucoup de vécu. C'était la carte d'identité de la jeune fille. Frédérique la lut rapidement.
Elle apprit ainsi que son hôte se prénommait Agnès Vaulnes, elle avait fêté ses dix-huit ans depuis moins d'un mois et provenait de la DASS au vu de l'adresse qui était mentionnée. Ça n'expliquait pas ce qu'elle venait faire ici, mais Frédérique n'ignorait pas que l'organisation de la DASS, même voulant le bien des enfants, en conduisait hélas une certaine partie dans la misère, et ce devait être le cas de cette pauvre fille. La garde-chasse redouta de devoir se battre avec ce petit bout de femme à son réveil. Non seulement Frédérique avait souvent vu des reportages sur les gosses des rues, mais elle avait pu s'apercevoir d'expérience de quoi ils étaient capables.
La boite d'allumettes était quasiment vide, et le téléphone, quant à lui, ne fonctionnait plus. Elle retourna dans le salon s'installer dans son fauteuil caressant distraitement les peluches et surveillant du coin de l’œil la jeune endormie. Cette dernière avait repris quelques couleurs, et sa respiration s'était accélérée, allant même jusqu'à être un peu rapide.
Le téléphone sonna soudain dans son bureau, et Frédérique se précipita dans la pièce adjacente pour décrocher. C'était le docteur Bennoux qui revenait aux nouvelles. Il voulut également satisfaire sa curiosité sur sa patiente.
- « Alors ? Qu'as-tu trouvé ?
- Une source de problèmes apparemment. J'ai sa carte d'identité, elle a 18 ans, c'est une gosse de la DDASS.
- Au moins elle est majeure, c'est déjà ça... Et puis, ça t'évitera d'avoir à téléphoner à sa famille. »
Le vieux monsieur fit un sourire malicieux non visible mais que la garde-chasse, qui le connaissait bien, imagina sans problème.
- « Vu comme ça, ça aurait pu être pire oui... »
Mais Frédérique n'avait aucune envie de rire à ce sujet. Cette gamine n'avait apparemment rien, ce n'était qu'une enfant qui s'était perdue là, dans sa zone plutôt qu'une autre, à moitié morte de froid. Ça en faisait son problème, qui risquait de durer un peu, qui bouleverserait sa routine, et elle se sentait déjà dans ses retranchements. C'était une situation qu'elle ne pourrait pas vraiment contrôler. Elle n'avait pas peur n'est-ce pas ?
- « Comment tu la trouves ? »
Elle jeta un coup d'oeil sur l'objet de son tourment.
- « Mieux. Elle a l'air vivante, ça la change.
- Très bien, très bien... »
Frédérique ne broncha pas. Mieux valait ne pas déranger un docteur qui réfléchit, surtout quand on veut se débarrasser au plus vite de la patiente.
- « A son réveil, tu lui referas du chocolat. »
La garde forestier soupira. Ce n'était pas vraiment ce qu'elle attendait.
Puis le médecin lui lista une ordonnance pour que Frédérique puisse soigner sa petite réfugiée en attendant qu'elle soit prise en charge, qu'elle nota consciencieusement, visualisant mentalement sa trousse à pharmacie pour savoir si elle avait de tout. Puis il se remit à réfléchir à l'autre bout du fil, et Frédérique tapota nerveusement son bureau.
- « Tout compte fait, le mieux serait que tu la gardes un moment, dans son état, il vaut mieux éviter de la transporter en voiture ou en camionnette. Et puis, d'ici que tu reviennes chez toi, ça sera impraticable et trop dangereux, tu serais coincée. Après tu peux faire venir les pompiers, ils arriveraient peut-être à poser un hélicoptère quelque part, mais je pense qu'elle peut s'en sortir sans. Elle m'a l'air d'avoir une certaine habitude des temps froids passés dehors. Elle sera sûrement malade pas mal de temps, une grosse grippe, peut être une pneumonie mais à l'abri et au chaud elle devrait vite guérir. »
- Je ne suis pas une foutue infirmière ! Et en plus je suis souvent de sortie, je dois patrouiller pas mal dans les environs ! » protesta la garde forestier, un peu de mauvaise foi, puisque c'était la saison morte.
Le docteur ne répondit pas, mais l'écogarde savait qu'il avait mûrement réfléchi aux possibilités. Désormais le choix lui appartenait, il ne faisait que donner son avis. Frédérique soupira. Son absence de mot était plus convaincante que sa précédente tirade.
La gamine se mit à tousser à ce moment là et elle pivota pour la dévisager dans l'encadrement de la porte. La jeune fille se retourna légèrement avant de grimacer de douleur. Elle sembla se réveiller un instant, marmonnant quelques mots incompréhensibles, avant de se rendormir aussi sec, tremblotant toujours un peu.
La garde-forestier revint au docteur.
- « Elle va se réveiller, annonça t'elle dans une maîtrise parfaite de sa voix.
- « En cas de problèmes, tu connais mon numéro. Elle aura sûrement de la fièvre, n'oublie pas de lui la faire baisser, tu as des médicaments en suffisance, la rassura-t-il. Tout va bien se passer, je suis persuadé qu'elle ne mord pas, tu t'en sortiras très bien. »
Frédérique se renfrogna à l'idée que quelqu'un, même si c'était Hervé, puisse aussi facilement lire en elle. Elle s'apprêtait à raccrocher quand il reprit soudain :
- « Au fait, pense à la vêtir un peu, ou elle risque d'être effrayée à son réveil... »
Il gloussa avant de lancer un joyeux « Bonne chance ».
Il la salua avant de clore la communication.
Frédérique leva les yeux au ciel avant de retourner au chevet de sa malade. Elle lui tâta le front pour le sentir brûlant et partit préparer un verre d'eau avec du doliprane soluble pour qu'elle puisse avaler, ce que fit la jeune fille avant de tousser à nouveau un peu. Devant sa faciliter à avaler, elle prépara un nouveau chocolat comme recommandé. La jeune fille ouvrit un œil vert émeraude et lui lança un regard perdu avant de repartir dans une semi-conscience que devait certainement aider sa température.
La garde forestier aux yeux d'azur se rendit ensuite dans sa chambre pour trouver un pyjama confortable et assez élastique pour convenir à peu près à la patiente. Une vraie infirmière oui, ne put-elle s'empêcher de penser.
Quelques minutes plus tard elle s'autorisa un faible sourire en voyant son œuvre. Jamais sa jeune hôte n'avait paru aussi gamine, flottant dans un ensemble de nuit bien trop large pour elle. Elle donnait l'impression d'être une petite fille endormie.
Mais voilà, cette enfant n'en était pas vraiment une. Elle se trouvait désormais coincée avec une jeune adulte complètement perdue et malade, sûrement mal élevée et potentiellement insupportable, qui allait lui piquer son intimité qu'elle avait forgée avec sa maison, seule dans ses bois. Elle était probablement mal barrée. Elle ignora la partie d'elle qui lui rappelait qu'elle noircissait assurément le tableau. Elle était tout à fait en droit d'imaginer le pire. Elle eut un rictus mauvais. L'avantage de la situation était que si, en cas de force majeure pour la faire taire, elle devait en venir à une extrémité regrettable, au moins, personne ne la chercherait, et personne ne saurait sa présence ici... Bon, mis à part le vieil Hervé Bennoux... Mais elle pouvait bien s'en charger.
Frédérique imagina nettement plusieurs scénarios pour se débarrasser de la gamine, qui impliquaient des cordes, des oreillers, divers objets contondants ou affûtés, voire même une moto-neige, mais qui avaient le point commun d'être tous aussi satisfaisants les uns que les autres pour son mental farouchement solitaire. Elle n'était pas habituée à l'intrusion de personnes dans son espace personnel et n'avait jamais ressenti un tel sentiment de rejet à l'égard de quelqu'un. Elle la voyait déjà gambader dans toute la maison, faire du bruit et l'embêter, la suivre partout.
Elle se morigéna. Ce n'était pas un chiot non plus.
La jeune femme se dirigea vers la fenêtre, notant que la neige montait décidément son campement, alourdissant autant les branche des épineux que son coeur. Encore un peu, et ça serait impraticable. Elle le sentit tomber à hauteur de son estomac. Elle alluma sa télévision pendant qu'elle fonctionnait encore, ne pouvant abandonner sa protégée.
Après plusieurs émissions qu'elle lorgna d'un œil désintéressé, elle sentit une impression désagréable d'inutilité l'envahir. Elle végétait et elle avait horreur de ça. Ses pieds languissaient ses raquettes.
- « L'enfer a un nom, et pour moi ce sera Agnès... » murmura-t-elle pour elle même.
Sûrement les oreilles de la jeune future victime des multiples attentats mentaux de son hôtesse durent siffler, ou son nez la démanger avec fureur, car elle montra de nouveau des signes de réveil, plus pressants et imminents cette fois.
Manquait plus que ça, râla la grande femme. Un peu d'action finalement...
La jeune blonde toussa et gémit quelques paroles incompréhensibles avant d'ouvrir enfin les yeux, qui promenèrent dans la cabane un doux regard vert océan empli d'une lueur interrogatrice.
Elle trouva Frédérique instantanément, puis examina où elle se trouvait avant de revenir sur son hôtesse silencieuse. Apparemment, elle n'avait pas l'intention de faire le moindre pas vers elle.
- « Je... Où suis-je exactement ?
- Chez moi. A l'abri. »
La garde forestier se rapprocha de la gamine qui se tendit légèrement. La grande femme s'accroupit non loin de la patiente, mais pas assez pour la toucher afin de ne pas l'effrayer. Il était temps de montrer qu'elle savait être sociable quand elle le voulait bien.
- « Comment vous sentez vous ?
- Bien... Je... Ça ira ne vous inquiétez pas pour moi, je guéris vite. »
La jeune fille eut une nouvelle quinte de toux qui fit lever un sourcil à sa brune hôtesse. Cette dernière réprima un petit sourire amusé. Au moins, sa patiente n'avait pas l'air de jouer les malades imaginaires, un bon point pour elle.
- « En effet, vous avez l'air de péter la forme, c'est sûr, ironisa-t-elle. Vous savez comment vous vous appelez et quel jour nous sommes ?
- Je dirais que nous sommes fin novembre, décembre peut être, je n'ai pas trop compté les jours... Mais je m'appelle Sophie. Sophie Monnier. »
Frédérique se releva doucement.
- « Enchantée... Sophie. Moi c'est Frédérique. Vous m'avez l'air fatiguée, vous devriez vous rendormir un moment, ça vous ferait le plus grand bien. Mais avant je vais vous faire quelque chose de chaud à boire. »
La gamine remua sous les couvertures.
- « Non je vous ai assez dérangée, je suis désolée, je vais repartir. Merci pour... »
Le regard étonné de la jeune fille manqua de faire éclater de rire la grande femme. Mais la surprise se transforma en méfiance.
- « Qu'est-ce que...? Où sont mes affaires ? Comment ?
- Je n'allais pas vous laisser vos vêtements humides. Vous êtes déjà assez malade comme ça.
- Mais où sont mes affaires ? »
La garde forestier désigna d'un coup de tête l'étendage devant la cheminée. La jeune fille se retourna brusquement et s'apaisa en reconnaissant ses vieilles nippes qui pendaient.
- « Rassurée ? Maintenant ne bougez pas, je reviens avec du chocolat, ça vous va ? »
La jeune fille voulut protester, mais elle fut coupée par un profond bâillement suivi d'une nouvelle toux sèche qui fit glisser le drap sur son buste, faisant apparaître le pyjama désespérément trop grand pour elle.
- « Avec du sirop ! »
Frédérique récupéra une grande cuillère et revint avec le médicament. Elle en versa et enfourna l'ustensile dans la bouche de la gamine qui manqua s'étouffer. Elle lui tendit ensuite un bol de chocolat qui fut englouti avec reconnaissance.
Elle respirait mal et semblait à bout de souffle. Elle grimaçait de douleur et l'écogarde pouvait voir à ses yeux brillants qu'elle avait mal à la tête. De plus, elle frissonnait régulièrement, laissant présager une montée de fièvre.
La garde forestier attrapa sa patiente sous les épaules et sous ses genoux et la souleva. Cette dernière commença à se débattre.
- « Laissez vous faire ! Je vous emmène dans la chambre, vous avez besoin de repos, vous partirez après. Si vous sortez comme ça maintenant, c'est la mort qui vous attend. »
Cela calma immédiatement la gamine qui se laissa faire, apparemment gênée de la situation.
- « Je pouvais marcher ! protesta-t-elle.
- Je n'en suis pas aussi sûre. »
Elle poussa la porte de la chambre du pied et la cala dans le grand lit, faisant glisser les couvertures sur elle.
Elle rechercha le sachet de médicaments et les lui administra, expliquant leur usage et leur effet à chaque fois à la petite suspicieuse.
Elle la veilla un instant, le temps que la jeune fille tombe comme une masse dans le royaume de Morphée. Elle écouta sa respiration difficile devenir plus profonde et plus lourde.
- « Dors maintenant. On aura des trucs à se dire quand tu te réveilleras... Sophie ! »
Frédérique sortit et ferma doucement la porte. Elle retourna à la cuisine où le portefeuille et les maigres possessions de la jeune fille étaient toujours posés en évidence. Elle ouvrit le téléphone portable pour en dégager les composants. Toutes les inscriptions étaient effacées et il ne faisait aucun doute que l'objet avait pris l'eau. Elle sortit la carte sim, mais connaître le nom de l'opérateur ne l'avançait pas vraiment. Elle soupira en le ré-assemblant. Dans la police... Non, elle n'était pas dans la police !
Elle se dirigea vers le poste de radio, l'alluma sur une fréquence locale avant de s'affaler dans son fauteuil, les jambes étendues croisées à hauteur du mollet.
Elle attrapa une grille de mot fléchés, écoutant distraitement la musique s'élever, mélodieuse. Dehors la neige continuait à tomber.
La musique cessa, laissant place aux informations. Frédérique releva la tête pour écouter. La météo annonçait des tempêtes de neige, bloquant les chasse-neige. Les portions de routes allaient officiellement être fermées dans son coin de montagne. Voilà une semaine que les routes étaient à demi barrées en l'attente de cet événement. Mis à part deux trois chalets, ces chemins goudronnés ne desservaient personne.
Frédérique ferma les yeux un instant. Ça allait être sûrement un très long hiver. Qu'allait elle donc faire de la gamine qui dormait actuellement dans son lit ? Et surtout, combien de temps allait elle y rester...
Frédérique se leva et enfila ses bottes, ses gants et son blouson pour sortir. Agressée par le vent glacé qui la frappait au visage et faisait virevolter ses cheveux, elle avança jusqu'à sa moto pour la mettre à l'abri dans son garage où elle devrait rester toute la saison. Déjà le chemin devant sa maison était blanc et ne se distinguait plus du jardin.
L'air était calme et tellement silencieux. La garde forestier vit au loin un unique oiseau qui cherchait un coin dans un buisson pour se protéger du froid. La grande femme fut parcourue d'un frisson et se décida à retourner chez elle.
Elle se déshabilla avant de passer une tête dans l'entrebâillement de la porte de la chambre. La gamine dormait toujours paisiblement et elle se retira doucement vers son bureau en secouant la tête. Elle avait de la paperasse et des procès verbaux à remplir, des petits dossiers pour lesquels elle n'avait pas encore trop de retard mais qu'il fallait clore.
Sur les coups de 14h, Frédérique cessa son activité et se rendit à la cuisine. Elle sortit une boite de raviolis. Pendant que le repas cuisait, elle retourna dans la chambre voir son hôte.
Elle s'approcha du lit et posa sa main sur le front de la malade. Apparemment, elle avait encore de la fièvre, mais ce qu'on lui avait donné semblait en avoir coupé une bonne partie.
La garde forestier avala son déjeuner en vitesse et emporta la part supplémentaire sur un plateau avec les médicaments à sa jeune patiente.
Comment ça se réveille une gamine qui dort ? Une image de la belle au bois dormant s'insinua à travers les pensées de la grande femme qui sourit.
- « Bon, à part dans les contes de fées bien sûr. »
Elle s'assit sur un coin du lit et caressa la joue de l'endormie.
- « Sophie ? Ou peu importe ton nom d'ailleurs... Ouvre tes yeux s'il te plaît... C'est l'heure de la popote ! A la soupe ! »
Mais la jeune fille semblait désespérément dans le royaume de Morphée. Frédérique repensa aux médicaments qu'elle lui avait fait prendre. Le sirop avait pour effet secondaire une somnolence. Elle même ne les craignait pas trop, mais dans son état, cette fille là...
Elle ouvrit doucement la bouche de la blondinette et y versa un peu d'eau. Cela sembla provoquer enfin une réaction positive car la gamine ouvrit doucement les yeux, étonnée et ne comprenant pas bien ce qu'il se passait.
- « Bien dormi ? »
Frédérique se recula pour laisser la jeune fille respirer et également parce que sa proximité la gênait.
- « Oui. J'ai rêvé que... Enfin, peu importe ce dont j'ai rêvé. Après tout, ce n'était pas réel. »
La garde forestier ignora la mine déconfite de sa protégée. Elle pouvait bien vivre dans son sommeil une vie meilleure, en ce moment c'était dans son chalet qu'elle était. C'était la seule chose qui importait.
- « Tu devrais manger. »
Elle se releva et posa le plateau avec le repas sur le lit, à portée de la malade afin qu'elle puisse y piocher dedans. Au moins, en sortant, elle ne l'entendrait pas brailler qu'elle n'aime pas.
Filant en cuisine elle commença à nettoyer la maigre vaisselle utilisée, observant le paysage qui s'offrait à elle par la fenêtre, juste au dessus de l'évier.
La neige formait déjà une épaisse pellicule blanche immaculée à perte de vue. Les seuls endroits où elle ne recouvrait pas le sol formaient des cercles bruns sous les sapins qui ponctuaient le jardin. Le bout des branches nues des feuillus se balançaient au gré d'un vent désormais doux.
Les flocons tombaient toujours abondamment, et Frédérique ne doutait pas un instant qu'il y en aurait pour deux mois minimum avant que tout ne fonde.
Alors qu'elle posait une casserole sur l'égouttoir, un bruit sourd la fit se redresser. Pestant contre le hasard qui lui avait mis cette gamine sur sa route, elle se précipita dans la chambre. Ouvrant grand la porte, elle vit tout d'abord le lit vide, avec les draps retournés.
Son regard dévia sur la masse qui bougeait près du mur. La jeune blonde était étalée par terre et semblait essayer de se relever, s'aidant du mur et poussant sur ses mains, mais ses tentatives étaient infructueuses.
Elle la saisit vivement par la taille et la releva, cherchant son regard pour savoir ce qu'il s'était passé, après avoir jeté un bref coup d'œil aux alentours. Tout semblait pourtant en place.
- « Je ne comprends pas, j'ai voulu... mais je suis tombée... oh non, je suis désolée, je... »
Frédérique baissa la tête pour découvrir ce qui embêtait tant la fillette. Par terre gisait le reste de l'assiette qu'elle lui avait emmenée, ainsi que le verre désormais sans pied. Seul le plateau avait tenu bon.
- « Mais...
- Je voulais juste vous le ramener, mais j'ai perdu l'équilibre, je me suis cognée au mur et je suis tombée, j'ai pas fait exprès, je suis désolée... »
La gamine semblait au bord des larmes, et c'était une chose que la garde forestier ne supportait pas.
- « Ça va, ça va, ce n'est pas grave. »
Elle aida la gamine à clopiner jusqu'au lit pour la recoucher.
- « A partir de maintenant, vous restez couchée, vous ne vous levez pas. Vous avez pris vos médicaments au moins ? »
La jeune fille regarda sur la table de chevet. Les boites étaient soigneusement rangées. Elle rougit légèrement.
- « Oui oui... »
Frédérique leva les yeux au plafond, pas dupe pour deux sous.
- « Ne bougez pas, je reviens. »
Elle ressortit vivement avant de ricaner. Vu son état, elle n'allait pas bouger bien loin. Cependant, si elle lui cassait un couvert à chaque repas, elle allait vite être à court... Peut être que si elle lui en trouvait en plastique...
Ravalant sa mauvaise foi, la garde forestier ramena un autre verre plein d'eau et fit prendre ses cachets à sa patiente avant de ramasser les boites et les éclats de verre et de céramique.
La jeune fille pendant ce temps ne pipa mot, la regardant sans broncher, les yeux à nouveau plein de sommeil.
La garde forestier sortit tandis que son hôte sombrait dans les méandres de l'inconscience. Elle termina la vaisselle avant de s'isoler dans son atelier.
Elle saisit délicatement son couteau, et l'aiguisa afin qu'il devienne plus tranchant. L'acier sur la pierre à aiguiser filait rapidement, produisant un petit bruit cristallin qui aurait fait froid dans le dos à quiconque serait entré à ce moment là. Mais elle était seule, seule au milieu de la grande pièce, sous l'attention immobile des créatures qui l'observaient. Son regard désormais vide et inexpressif se porta vers le mur du fond où il suivit un instant quelques courbes gracieuses qui se découpaient.
Le soir vint rapidement et Frédérique alla rendre une petite visite dans la chambre pour voir où en était la gamine.
Cette dernière dormait à poings fermés, et la grande femme ne pouvait décemment pas la réveiller ainsi. Sa crinière de cheveux blonds semblaient lui dessiner une auréole, songea la garde forestier. Elle repensa à la carte d'identité toujours sur la table. Bon, elle n'était certainement pas un ange...
Peu importait, elle avait déjà mangé à midi et elle n'allait pas périr pour avoir sauté un repas. Dans son état, autant qu'elle dorme.
Elle se décongela un plat individuel avant de s'installer sur son fauteuil, repensant à ce qu'elle aurait à faire le lendemain. Elle allait s'amuser dans la poudreuse !
Sur les coups de 20h, elle alla mesurer la hauteur de neige à l'extérieur. Pendant l'après-midi, il en était tombé 50 centimètres. La neige était encore légère et non tassée, finalement pour l'instant, c'était moins que les autres années.
Elle s'installa à son bureau pour envoyer ces données au contrôleur de la météo avant de se détendre avec des musiques passant à la radio.
Elle s'apprêtait à aller se chercher son bouquin du moment quand le téléphone sonna brusquement, la faisant sursauter.
Elle décrocha rapidement.
- « Finaut ?
- Frédérique ? C'est moi ! C'est toujours moi qui appelle d'ailleurs, tu pourrais faire un effort ! »
La garde-chasse ferma les yeux.
- « Tu m'entends ? Il parait que le temps se gâte chez toi ! Tu t'habilles bien j'espère ! »
La grande femme marmonna un vague assentiment avant que la voix ne reprenne.
- « Tu nous manques tu sais ? Ton frère vient nous voir lui au moins, toi nous ne te voyons jamais. Quand est-ce que tu nous rends visite ? Un jour nous allons venir débarquer chez toi puisque tu ne le fais pas. Ce sera comme pour les appels ! J'ai l'impression de n'avoir qu'un seul enfant !
- Maman, Guillaume habite en face de chez vous, c'est normal qu'il puisse venir...
- Tu n'habites pas à l'autre bout du monde non plus ! Tu peux bien venir de temps en temps. Au moins une fois tous les deux mois ! Ça fait combien de temps que l'on ne s'est pas vues ? Deux ans ? Trois ans ? Si je n'appelais pas, je pourrais croire que tu es morte ! Et nous, tu ne t'inquiètes pas de notre santé aussi ?
- Je n'en ai pas besoin, tu m'appelles assez souvent pour que ça n'ait pas le temps de changer...
- C'est un reproche ? Parce qu'en plus je ne devrais plus t'appeler ? Je t'appelle trop c'est ça ? Alors là je n'en crois pas mes oreilles !
- Je ne voulais pas dire ça ! J'aime bien que tu m'appelles et me donnes des nouvelles.
- Et ce ne serait pas plus simple si tu venais ? Juste un week-end ! En fin de semaine prochaine si tu veux, je serais là, tu peux venir ! J'aimerais beaucoup vous avoir, Guillaume et toi, à la maison. »
Frédérique soupira doucement. C'était immanquablement la même rengaine. Elle s'était isolée pour éviter le monde, et toujours sa mère lui demandait de revenir. Mais c'était trop difficile pour elle. Elle ne pouvait pas, pas encore. Elle était trop bien dans son paradis solitaire... Même s'il était moins solitaire aujourd'hui. Elle ne voulait pas retourner en ville.
- « Je suis désolée, c'est le début de la tempête, je ne pourrais pas m'absenter, au cas où il y ait un problème. Je suis responsable ici. De toute façon, les routes sont impraticables. Et puis, je ne suis pas toute seule chez moi. »
Il y eut un silence au bout du fil, et Frédérique se gifla mentalement. Elle aurait mieux fait de se taire, sa mère allait commencer à s'imaginer plein de choses.
- « Tu as quelqu'un chez toi ? Oh... Mais... Cette personne peut venir également tu sais... La porte est également ouverte à tes... amis.
- Ce n'est pas...
- Qui que ce soit tu peux l'emmener je te dis ! Tu viendras ? »
Frédérique se frappa la tête contre le mur.
- « Non, je ne pourrais pas, je te l'ai déjà dit. En plus, elle ne peut pas bouger...
- Tu ne peux jamais ! Tu ne peux jamais rien chaton ! Tu crois vraiment que ça nous fait plaisir de ne jamais te voir ? J'ai parfois l'impression de t'avoir eu dans un rêve ! Je fais le serment que cette année on se retrouvera, peu importe comment ! Ne crois pas pouvoir t'en tirer comme ça ! »
Le bip traînant de la fin de conversation résonna un moment avant que Frédérique se décide à raccrocher le combiné sur son socle. Avec un soupir, elle commença à composer le numéro de sa mère, avant de se raviser.
Ce n'était pas la peine d'entamer une nouvelle dispute n'est-ce pas ? Car au bout du compte, c'est ce qu'elle trouverait.
Elle se rassit sur son fauteuil, ses pensées se portant sur des sujets qu'elle ne voulait pas ressasser mais qui revenaient à sa mémoire après chacun de ses appels.
Elle remua la tête comme pour chasser ces idées noires avant de ressortir son bouquin. Mais après quelques pages, son esprit était de nouveau en vadrouille sur les pentes obscures de son passé.
Énervée, elle jeta le livre contre le mur en face d'elle et se leva. Elle vérifia que la petite dormait toujours avant de s'enfermer dans son atelier.
Elle saisit son couteau avec rage, et le faisant sauter dans sa main, elle se dirigea d'un pas sec vers sa pierre à aiguiser.
Ça c'était une activité capable de lui vider l'esprit, et elle mit du corps à l'ouvrage, restant dans ce hangar pendant deux longues heures avant de décider qu'il était temps d'aller se coucher.
Elle se releva et retourna dans le salon. Un nouveau problème s'offrait à elle : elle n'avait qu'une seule chambre...
Frédérique pesta, envoyant son hôte au diable comme elle savait si bien le faire. Elle récupéra une tenue de nuit dans sa commode dans la chambre, ainsi qu'une couverture chaude, en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller la dormeuse.
Retrouvant son fauteuil, elle s'étendit au maximum, s'emmitouflant dans la couverture pour sombrer rapidement dans des rêves étranges et peu accueillants.
Frédérique poursuivait un jeune voleur, un garçon qu'elle avait jadis souvent côtoyé, qui portait pour une raison inconnue une énorme casquette à l'envers. Quand elle parvenait enfin à le rattraper elle était soulagée. Mais contre toute attente, le garçon se mettait à crier d'une voix fluette.
La garde forestier ouvrit les yeux instantanément. Recouvrant ses esprits elle reconnut où elle se trouvait. Elle se détendit à nouveau doucement dans son fauteuil, récupérant de son rêve étrange, quand le cri du jeune garçon retentit à nouveau... mais elle ne rêvait plus. Et le son provenait de sa chambre.
Envoyant valdinguer sa couverture par terre, elle se précipita sur la porte et l'ouvrit d'un coup sec, découvrant sa jeune protégée gesticulant dans tous les sens en gémissant. Dans tout le charabia qu'elle pouvait entendre, seul le mot « attend » semblait revenir sans cesse.
La garde forestier avala la distance qui la séparait du lit et entreprit de calmer la jeune fille en la réveillant doucement. Mais cette dernière attrapa son poignet avec force et serra sa main, comme si sa vie en dépendait et qu'il s'agissait d'une bouée de secours.
Puis elle ouvrit enfin les yeux, complètement perdue. Son regard chaviré reprit quelques repères et elle lâcha la main pour agripper la couverture à la place.
- « Ça va... Je vais bien, juste un... un cauchemar. »
Frédérique grogna pour toute réponse. Elle ne s'attendait pas vraiment à être réveillée de cette façon et elle était un peu de mauvaise humeur. Elle dormait déjà sur le fauteuil, mais si en plus il fallait qu'on la réveille au bout de 20 minutes !
La garde forestier consulta sa montre et fut étonnée par ce qu'elle y lisait. Il était 5h du matin, elle ne pensait pas avoir dormi aussi longtemps.
Elle se retira et retourna finir sa nuit qui fut du reste fort paisible et sans hurlements d'aucune sorte.